Histoire de Motke le pauvre vieux pêcheur.

Motke Švejk était un pauvre vieux pêcheur de l’île de T’rnik. Ce n’était ni le meilleur pêcheur, ni le pire. Il n’était pas le plus vieux, ni même le plus pauvre. Le vieux Houmdada était plus habile avec ses filets et ses nasses, le vieux Henoch était plus démuni qu'un hareng saur et Ardashir, l'ancètre, le ramasseur d’huitres, l’anachorète de la côte, avait vu naître tous les autres habitants de T'rnik. Demandez à un enfant de vous dessiner un pauvre vieux pêcheur, à tous les coups il vous dessinera Motke. Motke était le pauvre vieux pêcheur parfait. Il aurait pu faire la couverture du National Geographic si un de leurs photographes était passé par-là. Motke était un archétype comme on en voit en illustration dans les encyclopédies. Motke c’était la pauvreté, la vieillesse, la malédiction du ciel, les calamités maritimes de soixante mers et cinq océans, abattues sur un seul homme. Motke était le pauvre-vieux-pêcheur étalon pour toutes les histoires de pauvres vieux pêcheurs, passées, présentes et à venir. Il y a comme cela des choses étranges sur cette terre et si vous avez le temps de lire cette histoire, vous découvrirez des choses plus étranges encore. Par exemple, l’histoire de Motke et de la carangue. (Carangue : Poisson de la famille des Carangidae, ordre des Perciformes, percomorphes).

Ce matin-là, Motke se leva plus tôt que d’habitude. Peut-être parce qu’il avait mal dormi ? Peut-être parce que les cormorans se disputaient un poisson sur la grève ? Peut-être qu’en ce temps-là, les pauvres vieux pêcheurs étaient parfois réveillés par de mystérieux messages venus de la mer ? Peut-être que Motke avait perçu dans son sommeil un signe prometteur dans le ressac ou peut-être le vent du large avait-il porté jusqu’à ses narines le parfum du frai d’un ban de thons ? Toujours est-il que le pauvre vieux Motke se leva avant l’aurore. Il étira son douloureux squelette, sortit dans l’obscurité pour pisser comme chaque jour sur le figuier obstiné qui glissait ses racines loin sous le mur de sa cabane, puis il se versa un demi-seau d’eau de pluie sur la tête. Motke sentit dans l’air les frémissements du jour qui prenait possession du ciel. Comme tous les pêcheurs avant de prendre la mer, Motke examina la houle, son rythme et sa couleur. Ce jour-là, elle était paresseuse et violette. Une mer pour évêque. Mais à T’rnik, il n’y avait pas d’évêque et d’une façon générale, dans ces parages on voyait peu d’ecclésiastiques, d'imams ou de rabbins, s’aventurer sur les flots. Motke poussa un long soupir en nouant les bretelles de son pantalon de pêche en toile cirée rapiécée. Il se demanda si, dans toute cette inhumaine étendue d’eau, il restait encore un poisson. Et comment le trouver ? Depuis cinq jours, il n’en avait pas vu un seul. Pas l’ombre d’un. Même pas un merlan, même pas un serran, même pas un con de cord ou un bébé anchois. Il enfourna dans sa besace un quignon de pain à la farine d’algues et son dernier morceau de poisson séché. Il enfonça sa casquette sur son crâne boucané et comme tous les matins, mais un peu plus tôt que les autres matins, ce qui a peut-être son importance, il descendit de la colline vers la mer ingrate. Quelques minutes plus tard, il atteignit L’Espérance, amarrée au môle du large dans sa darse.
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