« Chaque fois que j’ai eu affaire à un pouvoir quelconque, qu’il soit judiciaire, économique, hospitalier ou religieux, je me suis trouvé confronté à des gens qui voulaient contrôler mon esprit. » Serge Livrozet
Samedi 5 novembre, à 7h30 heure de Paris, les Bleues affrontent les Black Ferns néo-zélandaises en demi-finale de la coupe du monde de rugby à l’Eden Park d’Auckland. On ne renverse pas son café et on retient son souffle.
Russe. Roman russe. Grand roman russe. Magistralement russe.
Pour comprendre un pays, un lieu, sa mémoire, son alchimie profonde, les raisons des conflits et tensions qui le traversent, sans avoir les yeux rivés sur l’actualité, avec pour seul recul les experts et les éditorialistes, je préfère me tourner vers les auteurs. Je cherche des livres. Le temps et le travail de la littérature. Mais pas seulement. Je veux savoir ce que racontent les auteurs et les artistes. Ceux qui chantent, dansent, filment, peignent, animent, font œuvre, donnent à leur lieu une chair et une âme. Les grands auteurs sont à la fois universels et indissociables de leur lieu, de son génie propre, de ses fantasmes, de ses démons, bref de sa culture. Vladimir Sorokine est de ceux-là.
« Tout dégoulinait à l’entour : l’étroit quai de bois, la balustrade, le banc, les branches des peupliers, nues et droites comme des épées, aux bourgeons gonflés sur le point d’éclore. Le train siffla de nouveau en prenant de la vitesse, la portière de fer claqua, les fenêtres tendues de stores défilèrent. Roman marcha jusqu’à la balustrade et posa une main gantée de daim gris sur le bois dont la peinture s’écaillait… » Le roman de Vladimir Sorokine s’ouvre sur des pages marquées au coin de la grande littérature russe du XIXe siècle. Au fil du récit et de l’action, l’auteur revisite, tour à tour, Pouchkine, Tolstoï, Tourgueniev et bien d’autres. La Russie des profondeurs, intemporelle, apparaît riche, chaleureuse, drôle, émouvante, aimant le bon boire et le bien manger. La maestria de Sorokine est ici éblouissante. Mais imperceptiblement le tableau se déconstruit et emporte brutalement le héros vers un destin contemporain et un dénouement stupéfiant qui laisse le lecteur effaré. (Texte des Editions Verdier)
Roman. Vladimir Sorokine. Traduit du russe par Anne Coldefy-Faucard. Editions Verdier. 608 pages. 2010.
Je ne pense pas avoir lu de la plume d’un homme, un livre plus sensible et plus respectueux consacré aux femmes.
Elles, ce sont presque toutes de simples villageoises du village natal de Yan Lianke, dans le district de Song, province agricole du Henan en Chine du Nord. La chronique relatant la vie de ces femmes commence à l’aube des années quatre-vingt – quelques années après la mort de Mao Zedong.
Il y a sa sœur aînée, l’institutrice du village qui lutte pendant 30 ans auprès des autorités locales pour obtenir une titularisation justifiée depuis des années, tout juste quelques mois avant son départ à la retraite.
Il y a la deuxième sœur, une adolescente, avec laquelle l’hiver, le jeune Lianke va chercher le charbon pour chauffer la maison. Ils partent du village à la tombée de la nuit pour essayer d’être parmi les premiers servis le lendemain à l’ouverture de la mine, de l’autre côté des collines. Un long périple d’une centaine de lis – cinquante kilomètres- sur chemins de terre. Ils tirent et poussent la charrette à bras, ensemble ou à tour de rôle, essayant de ménager leurs forces pour le retour aussi épuisant qu’interminable, quand la charrette sera lestée de deux cent cinquante kilos de charbon.
Il y a la belle-sœur, la « pièce rapportée », la médiatrice instinctive, qui sait apaiser les conflits quand cycliquement ceux-ci déchirent la famille ou les relations de voisinage.
Il y a les vies des tantes et des belles-sœurs paternelles.
Il y a la mère courageuse, obstinée, illettrée et pourtant si savante. Elle est intermédiaire, on ne dit plus marieuse, un rôle essentiel exigeant diplomatie et sagesse quand il y a si peu de place pour les mariages d’amour. Autrefois dans les campagnes on les appelait les dames rouges.
Quatre générations de femmes chinoises issues de sa famille et de son village s’emparent du livre. Celles-ci et une poignée d’autres dont on n’oubliera pas les destinées, comme l’incroyable histoire de la jeune fille aux quatre-vingt-dix-neuf montres.
Les portraits sont magnifiques, grandeurs et petitesses humaines sont restituées avec délicatesse, lucidité et précision. Aucune femme n’est hissée sur un piédestal. Yan Lianke fait sien le précepte : inutile d’être tragique, il suffit d’être sérieux.
Ces femmes des campagnes chinoises, presque toujours objets consentants de mariages arrangés entre familles (Consentir = vouloir bien, accepter que quelque chose se fasse, ait lieu, existe…), forment une armée d’exploitées anonymes et sans gloire, des portions congrues du genre humain, des oubliées de la justice et de l’histoire écrite par les hommes. Depuis des siècles, si ce n’est des millénaires. Le destin écrase les campagnes, le libre arbitre ne semble fleurir que dans les villes.
Toutes ces femmes, Yan Lianke leur voue une tendresse et un respect infinis. Il restitue la beauté d’êtres uniques et irremplaçables dont elles ont été dépossédées. Il ravive ses souvenirs, arrache ces femmes de l’obscurité où elles sont encore maintenues. Il les révèle en pleine lumière, il les écoute avec attention et émotion. Il n’interprète rien. Il ne suggère rien. Il relate leur oppression dans toute sa sinistre pesanteur et profondeur, il dit l’écrasante réalité des choses.
Yan Lianke rappelle avec ironie que l’on attribue à Mao Zedong la jolie phrase : « Les femmes portent la moitié du ciel ». Foutaises ! Elles portent bien plus que cela, une part d’homme en plus de leur part de femme, ce qui en fait un troisième sexe, entre l’humain et la mule. Le parti communiste en leur dérobant et en dénaturant leur cause, n’a fait que les maintenir dans de nouvelles formes de servitudes, dans les usines, comme dans les campagnes.
Le livre se tourne aussi vers l’avenir, il s’achève par les portraits, de différentes femmes chinoises qui se sont arrachées, pour le meilleur ou pour le pire, parfois dans le sang, à leur condition de femmes dominées, incomprises, asservies. Héroïnes ou pas, elles sont les précurseuses d’un tsunami inéluctable, car il y a sept cent millions de femmes en Chine, dont selon la reconnaissance tardive des autorités, une sur deux serait victime de violences sexuelles ou physiques de la part de leur conjoint.
Yan Lianke se défend d’avoir écrit un ouvrage féministe, tant sont encore grandes les différences entre les conditions de vie des femmes occidentales et celles des femmes chinoises. On est à des années lumières de #metoo dans les campagnes du Henan. Le chemin est encore difficile et très long. Il appartient aux femmes chinoises de l’écrire.
Il souligne dans la préface de l’édition française :
« Des théoriciens venus d’Occident pour défendre les droits des femmes seraient des objets de risée, considérés comme des malades mentaux, aussi bien dans les villages que dans bien des unités de travail des métropoles. L’immense étendue de la campagne chinoise est la page la plus vierge du féminisme. »
Il lui a fallu dix ans avant de pouvoir écrire d’une traite ce livre brulant.
« J’ai écrit leurs larmes, leurs rires, leurs silences et leurs fureurs. J’ai écrit leurs souffrances tues et leurs prises de conscience. J’ai écrit tandis qu’elles riaient ou pleuraient ici, et que des rires ou des pleurs, des tremblements ou des danses, s’élevaient là-bas. »
Un livre en tous points magnifique.
Qui est Yan Lianke ?
Yan Lianke est né en 1958. C’est un fils de paysans illettrés qui a pu quitter les travaux des champs et la vie rurale chinoise pour poursuivre des études en s’engageant dans l’armée où il fera une longue carrière dans les services culturels jusqu’à son limogeage prévisible en 2004.
Yan Lianke est un écrivain dont l’œuvre possède une portée universelle. Il réside à Pékin. Il est considéré comme l’écrivain le plus irrévérencieux et le plus censuré de Chine.
Yan Lianke a écrit de nombreux essais, romans et nouvelles, couronnés par des prix littéraires internationaux. Je l’avais découvert avec deux œuvres de fiction explosives : Les chroniques de Zhalie et La mort du soleil (œuvres interdites en Chine).
Les chroniques de Zhalie forment une énorme fable dystopique exposant avec un hyperréalisme minutieux la réalisation progressive des fantasmes d’avidité, de pouvoir et de stupre dans la Chine contemporaine de Xi Jinping. C’est un livre spectaculaire, hors normes, un exemple de mythoréalisme, ce nouveau genre littéraire qui selon Yan Lianke s’impose aux auteurs de fiction qui cherchent à écrire et restituer la réalité de la Chine d’aujourd’hui ou celle des états totalitaires.
En cela, il rejoint la démarche de l’écrivain russe Vladimir Sorokine (lequel vit désormais en exil à Berlin) dont les grinçants romans fantastiques constituent autant de dénonciations acerbes, à peine déguisées, des fantasmes de la Russie de Poutine qu’ils poussent jusqu’au bout de la caricature macabre. Ce qui est également la démarche de La mort du soleil de Yan Lianke.
«Je ne veux me rendre ni au pouvoir politique ni au marché.Je préfère garder ma dignité, même si cela signifie mourir de faim. J’ai cette conviction dans le sang.» Yan Lianke