C’est une histoire tranchante. Le couteau de Kamel Daoud, léger comme une plume, étincelle, vole, incise, découpe le lecteur fasciné pour le glisser dans la peau d’une jeune femme algérienne. Une rescapée des massacres de la guerre civile. Une mal égorgée, mutilée des cordes vocales, une survivante embarrassante même aphone. Sa voix intérieure est enflammée, inapaisée, accablée par l’islam. Une femme privée d’oxygène et de liberté, asphyxiée par les hommes et leur régime pathétique.
Cinq ans après le massacre de deux cent mille civils par les islamistes entre 1990 et 2000, le pouvoir a décidé de pardonner. Il n’y a qu’une seule guerre dont on doit se souvenir en Algérie : l’héroïque guerre d’indépendance contre la France. D’un coup de crayon, les égorgeurs barbus ont disparu, recyclés, transformés en inoffensifs cuisiniers. Des couteaux, toujours des couteaux et des millions d’agneaux. De toute façon, tout cela est la faute des femmes, leur impudeur maladive et leur insupportable insolence. En 2023, la lâcheté et l’oubli arrangent tout le monde en Algérie (et au-delà), sauf quelques rares victimes inconscientes qui osent encore questionner les imams, défier l’omerta et l’oubli. A leurs risques et périls.
La plongée dans le désert noir de l’Algérie est suffocante. L’amour pour Aube et sa minuscule houri est irrésistible. Quand on ne se blesse pas aux pages les plus acérées du livre on se brûle à ses chapitres les plus incandescents. Parfois, un roman d’amour peut faire cela.
« La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil. » René Char
Étiquette : Littérature
L’ikeatérature.
« (…) When I teach creative writing, I always tell my students that a good story, by definition, has to be smarter than the person who wrote it. Because if it’s less smart, that means the writer wasn’t writing a story but assembling a piece of Ikea furniture.(…) »
Etgar Keret
« (…) Lorsque j’enseigne la création littéraire, je dis toujours à mes étudiants qu’une bonne histoire, par définition, doit être plus intelligente que la personne qui l’a écrite. Car si elle est moins intelligente, cela signifie que l’auteur n’écrivait pas une histoire mais assemblait un meuble Ikea.(…) »
Etgar Keret
J’en ai un !
À trois heures du matin, chaudement enveloppé dans une parka Gore-Tex, un bonnet de laine enfoncé sur la tête sous la capuche de mon sweat, j’étais en place. J’avais un maxi thermos de thé chaud additionné de rhum agricole et un siège pliant de pêcheur à la ligne. Je n’étais pas le premier de la file, mais j’étais dans les vingt premiers. Avec un peu de chance, j’en aurais un. La rumeur disait que même si la sortie en rayon n’était prévue et annoncée que pour le 3, quelques magasins en auraient déjà en stock dès le 2 mars. À 7 heures, nous étions plus de cinquante et à 9 h 30, quand le rideau de la librairie s’est enfin levé, la queue tournait le coin de la rue. Nous étions cinq cents selon la préfecture, dix-mille selon l’éditeur. Encore un peu de patience et ce fut mon tour. Ému et frigorifié, j’ai tendu les 24,50 € déjà préparés dans ma poche et j’ai enfin reçu mon précieux exemplaire ! Le dernier livre du plus grand écrivain vivant au monde ! Je l’ai vite caché sous mon pull pour ne pas risquer qu’un envieux désespéré me l’arrache des mains. Hilare, je courais dans les rues comme un crétin ayant touché le dernier iPhone. J’avais envie de crier au monde entier : – Je l’ai ! J’en ai un ! Premier tirage original en français !
Yan Lianke. Elles.
Editions Picquier
Je ne pense pas avoir lu de la plume d’un homme, un livre plus sensible et plus respectueux consacré aux femmes.
Elles, ce sont presque toutes de simples villageoises du village natal de Yan Lianke, dans le district de Song, province agricole du Henan en Chine du Nord. La chronique relatant la vie de ces femmes commence à l’aube des années quatre-vingt – quelques années après la mort de Mao Zedong.
Il y a sa sœur aînée, l’institutrice du village qui lutte pendant 30 ans auprès des autorités locales pour obtenir une titularisation justifiée depuis des années, tout juste quelques mois avant son départ à la retraite.
Il y a la deuxième sœur, une adolescente, avec laquelle l’hiver, le jeune Lianke va chercher le charbon pour chauffer la maison. Ils partent du village à la tombée de la nuit pour essayer d’être parmi les premiers servis le lendemain à l’ouverture de la mine, de l’autre côté des collines. Un long périple d’une centaine de lis – cinquante kilomètres- sur chemins de terre. Ils tirent et poussent la charrette à bras, ensemble ou à tour de rôle, essayant de ménager leurs forces pour le retour aussi épuisant qu’interminable, quand la charrette sera lestée de deux cent cinquante kilos de charbon.
Il y a la belle-sœur, la « pièce rapportée », la médiatrice instinctive, qui sait apaiser les conflits quand cycliquement ceux-ci déchirent la famille ou les relations de voisinage.
Il y a les vies des tantes et des belles-sœurs paternelles.
Il y a la mère courageuse, obstinée, illettrée et pourtant si savante. Elle est intermédiaire, on ne dit plus marieuse, un rôle essentiel exigeant diplomatie et sagesse quand il y a si peu de place pour les mariages d’amour. Autrefois dans les campagnes on les appelait les dames rouges.
Quatre générations de femmes chinoises issues de sa famille et de son village s’emparent du livre. Celles-ci et une poignée d’autres dont on n’oubliera pas les destinées, comme l’incroyable histoire de la jeune fille aux quatre-vingt-dix-neuf montres.
Les portraits sont magnifiques, grandeurs et petitesses humaines sont restituées avec délicatesse, lucidité et précision. Aucune femme n’est hissée sur un piédestal. Yan Lianke fait sien le précepte : inutile d’être tragique, il suffit d’être sérieux.
Ces femmes des campagnes chinoises, presque toujours objets consentants de mariages arrangés entre familles (Consentir = vouloir bien, accepter que quelque chose se fasse, ait lieu, existe…), forment une armée d’exploitées anonymes et sans gloire, des portions congrues du genre humain, des oubliées de la justice et de l’histoire écrite par les hommes. Depuis des siècles, si ce n’est des millénaires. Le destin écrase les campagnes, le libre arbitre ne semble fleurir que dans les villes.
Toutes ces femmes, Yan Lianke leur voue une tendresse et un respect infinis. Il restitue la beauté d’êtres uniques et irremplaçables dont elles ont été dépossédées. Il ravive ses souvenirs, arrache ces femmes de l’obscurité où elles sont encore maintenues. Il les révèle en pleine lumière, il les écoute avec attention et émotion. Il n’interprète rien. Il ne suggère rien. Il relate leur oppression dans toute sa sinistre pesanteur et profondeur, il dit l’écrasante réalité des choses.
Yan Lianke rappelle avec ironie que l’on attribue à Mao Zedong la jolie phrase : « Les femmes portent la moitié du ciel ». Foutaises ! Elles portent bien plus que cela, une part d’homme en plus de leur part de femme, ce qui en fait un troisième sexe, entre l’humain et la mule. Le parti communiste en leur dérobant et en dénaturant leur cause, n’a fait que les maintenir dans de nouvelles formes de servitudes, dans les usines, comme dans les campagnes.
Le livre se tourne aussi vers l’avenir, il s’achève par les portraits, de différentes femmes chinoises qui se sont arrachées, pour le meilleur ou pour le pire, parfois dans le sang, à leur condition de femmes dominées, incomprises, asservies. Héroïnes ou pas, elles sont les précurseuses d’un tsunami inéluctable, car il y a sept cent millions de femmes en Chine, dont selon la reconnaissance tardive des autorités, une sur deux serait victime de violences sexuelles ou physiques de la part de leur conjoint.
Yan Lianke se défend d’avoir écrit un ouvrage féministe, tant sont encore grandes les différences entre les conditions de vie des femmes occidentales et celles des femmes chinoises. On est à des années lumières de #metoo dans les campagnes du Henan. Le chemin est encore difficile et très long. Il appartient aux femmes chinoises de l’écrire.
Il souligne dans la préface de l’édition française :
« Des théoriciens venus d’Occident pour défendre les droits des femmes seraient des objets de risée, considérés comme des malades mentaux, aussi bien dans les villages que dans bien des unités de travail des métropoles. L’immense étendue de la campagne chinoise est la page la plus vierge du féminisme. »
Il lui a fallu dix ans avant de pouvoir écrire d’une traite ce livre brulant.
« J’ai écrit leurs larmes, leurs rires, leurs silences et leurs fureurs. J’ai écrit leurs souffrances tues et leurs prises de conscience. J’ai écrit tandis qu’elles riaient ou pleuraient ici, et que des rires ou des pleurs, des tremblements ou des danses, s’élevaient là-bas. »
Un livre en tous points magnifique.
Qui est Yan Lianke ?
Yan Lianke est né en 1958. C’est un fils de paysans illettrés qui a pu quitter les travaux des champs et la vie rurale chinoise pour poursuivre des études en s’engageant dans l’armée où il fera une longue carrière dans les services culturels jusqu’à son limogeage prévisible en 2004.
Yan Lianke est un écrivain dont l’œuvre possède une portée universelle. Il réside à Pékin. Il est considéré comme l’écrivain le plus irrévérencieux et le plus censuré de Chine.
Yan Lianke a écrit de nombreux essais, romans et nouvelles, couronnés par des prix littéraires internationaux. Je l’avais découvert avec deux œuvres de fiction explosives : Les chroniques de Zhalie et La mort du soleil (œuvres interdites en Chine).
Les chroniques de Zhalie forment une énorme fable dystopique exposant avec un hyperréalisme minutieux la réalisation progressive des fantasmes d’avidité, de pouvoir et de stupre dans la Chine contemporaine de Xi Jinping. C’est un livre spectaculaire, hors normes, un exemple de mythoréalisme, ce nouveau genre littéraire qui selon Yan Lianke s’impose aux auteurs de fiction qui cherchent à écrire et restituer la réalité de la Chine d’aujourd’hui ou celle des états totalitaires.
En cela, il rejoint la démarche de l’écrivain russe Vladimir Sorokine (lequel vit désormais en exil à Berlin) dont les grinçants romans fantastiques constituent autant de dénonciations acerbes, à peine déguisées, des fantasmes de la Russie de Poutine qu’ils poussent jusqu’au bout de la caricature macabre. Ce qui est également la démarche de La mort du soleil de Yan Lianke.
«Je ne veux me rendre ni au pouvoir politique ni au marché.Je préfère garder ma dignité, même si cela signifie mourir de faim. J’ai cette conviction dans le sang.» Yan Lianke