Alicia

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Elle s’appelle Alicia. Elle est la fille d’un des scientifiques américains du projet Manhattan qui en 1943 avec Oppenheimer ont mis au point, en toute connaissance de cause, à Los Alamos les bombes atomiques Little Boy – larguée sur Hiroshima- et Fat Man, larguée sur Nagasaki. Elle a vingt ans. Elle est depuis sa petite enfance un génie précoce en mathématiques. Elle est d’une beauté à se damner et elle est habitée depuis des années par de puissantes hallucinations sophistiquées. Elle s’est réfugiée volontairement dans une institution psychiatrique. Stella Maris. Elle n’attend rien des thérapeutes. Ni être comprise, encore moins être soignée. Peut-être une pause, un peu de chaleur humaine. Solitaire, survivant dans sa voiture ou des motels minables, elle n’a pas trouvé meilleur endroit où aller. Elle a abandonné les mathématiques, comme Bertrand Russell, comme Alexandre Grothendieck, comme d’autres grands mathématiciens avant et après eux. Qu’importent les solutions, les mathématiques butent toujours sur le problème de l’au-delà des mathématiques. Alicia est surtout éperdument – jusqu’à se perdre, jusqu’à sa perte -, éprise – enflammée, brûlée vive -, de son frère Bobby douze ans plus âgé qu’elle. Pour Alicia, l’inceste ne compte pas. Alicia s’en fout de l’inceste. Pas Bobby qui est dévoré par la même passion, mais la fuit, pour errer sans autre but que l’errance, poursuivi sans trêve par d’étranges individus. Entre le frère et la sœur, la blessure reste ouverte. Peut-être l’amour incestueux est-il la plus violente et la plus douloureuse de toutes les formes d’amour ? Peut-être Bobby se pose-t-il comme Cormac la question de l’au-delà de la littérature ? La seule véritable rivale des mathématiques pour rendre compte des insondables de l’univers. Les nombres, les équations et leurs disciples restent de redoutables adversaires pour les lettres. L’issue est incertaine.

Alicia s’est pendue dans la forêt par une nuit d’hiver.

Le passager et Stella Maris sont des romans sombres, mais ils sont étrangement lumineux, apaisés, voire sereins. On y trouve quelques réflexions corrosives, mais beaucoup de sagesse, de tendresse et d’ironie douce. La violence qui hante les autres romans de McCarthy est absente. Le Passager et Stella Maris sont illuminés par le seul personnage féminin d’importance dans toute l’œuvre de Cormac McCarthy. Alicia. Cela valait la peine d’attendre.

En refermant Le passager, mais surtout Stella Maris et ses 250 pages addictives de dialogues ciselés, ininterrompus entre Alicia et le Dr Cohen, j’entame le deuil d’Alicia. Impossible de reprendre un livre. Impossible d’entrer dans une nouvelle histoire, impossible de m’intéresser à d’autres personnages. Impossible de suivre une autre écriture.

Pour un bon moment.

J’en ai un !

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À trois heures du matin, chaudement enveloppé dans une parka Gore-Tex, un bonnet de laine enfoncé sur la tête sous la capuche de mon sweat, j’étais en place. J’avais un maxi thermos de thé chaud additionné de rhum agricole et un siège pliant de pêcheur à la ligne. Je n’étais pas le premier de la file, mais j’étais dans les vingt premiers. Avec un peu de chance, j’en aurais un.  La rumeur disait que même si la sortie en rayon n’était prévue et annoncée que pour le 3, quelques magasins en auraient déjà en stock dès le 2 mars. À 7 heures, nous étions plus de cinquante et à 9 h 30, quand le rideau de la librairie s’est enfin levé, la queue tournait le coin de la rue. Nous étions cinq cents selon la préfecture, dix-mille selon l’éditeur. Encore un peu de patience et ce fut mon tour. Ému et frigorifié, j’ai tendu les 24,50 € déjà préparés dans ma poche et j’ai enfin reçu mon précieux exemplaire ! Le dernier livre du plus grand écrivain vivant au monde  ! Je l’ai vite caché sous mon pull pour ne pas risquer qu’un envieux désespéré me l’arrache des mains. Hilare, je courais dans les rues comme un crétin ayant touché le dernier iPhone. J’avais envie de crier au monde entier : – Je l’ai ! J’en ai un  ! Premier tirage original en français !