A l’ombre du Snæfellsjökull

Temps de lecture : 3 minutes

Flanage de lecteur inoccupé autour des riches tables de la librairie des Arcenaulx, place Estienne d’Orves à Marseille. Un premier tour ne produit aucun résultat. Un second tour me fait retourner quelques livres. Je lis en diagonale leur 4e de couverture avant de reposer les volumes, inconvaincu. Impression d’indifférence ou d’avoir déjà lu quelque chose comme ça, raconté par quelqu’un d’autre. Il y a des jours où l’on a déjà lu tous les livres. Au troisième tour, je balaie d’un regard blasé la sélection des livres de poche. Pas de frémissement. Tout de même, un nom retient mon attention : Jón Kalman Stefánsson. Ma main se tend. Le titre m’arrache un soupir : Ton absence n’est que ténèbres. Ça promet ! Deuxième soupir : le livre fait 600 pages. Épaisses les ténèbres ! Longue l’absence ! L’auteur est islandais. La 4e de couverture m’informe que cela parle d’un voyageur amnésique que tout le monde connaît loin de Reykjavík à l’ombre du Snæfellsjökull, dans les fjords perdus de l’ouest de l’Islande. Les récits se tissent en fresque de la vie islandaise du XIXe siècle à nos jours. Le livre a obtenu le prix du Livre étranger France Inter- Le Point 2022. « Qui sommes-nous, comment aimer, comment mourir » conclut sobrement la note de présentation de l’ouvrage. À ma grande surprise, après avoir lu cette épitaphe, je ne repose pas le bouquin, je le conserve, je paie, j’emporte. Je lis. Et dès les premières pages, je sais que c’est un bouquin formidable qui va m’entrainer là où justement, j’ai envie d’aller.

Jón Kalman Stefánsson est un auteur de premier plan, connu et traduit dans le monde entier, qu’ils disent sur wikipedia. Il était grand temps que je le découvre, il est déjà en livre de poche !

Jón Kalman Stefánsson est un poète. Il me rappelle la tendresse irrésistible et le sourire communicatif de Richard Brautigan. Un Brautigan islandais qui sait merveilleusement parler de nous. Toucher notre moi intime. Avec lucidité, ironie et délicatesse. Des femmes. Des hommes. De l’amour et forcément de la mort. À l’âge des voyages à cheval et à l’heure de Google. Avec des parfums de terre minérale, de racines profondes, de marées, de vents et inévitablement de brebis. Il y a aussi beaucoup de musique. La playlist figure à la fin du livre. Comme l’écrit Valérie Marin La Meslée, journaliste littéraire au service culture du Point : « Ce livre est si éblouissant, tendre et beau qu’on voudrait ne l’avoir jamais fini. » Peut-être, si on veut. On est en excellente compagnie. On sort vivifié et reminéralisé de sa lecture. Ce n’est pas si fréquent. Une fois refermé le roman, rien n’empêche de le passer à un autre voyageur.

Alicia

Temps de lecture : 2 minutes

Elle s’appelle Alicia. Elle est la fille d’un des scientifiques américains du projet Manhattan qui en 1943 avec Oppenheimer ont mis au point, en toute connaissance de cause, à Los Alamos les bombes atomiques Little Boy – larguée sur Hiroshima- et Fat Man, larguée sur Nagasaki. Elle a vingt ans. Elle est depuis sa petite enfance un génie précoce en mathématiques. Elle est d’une beauté à se damner et elle est habitée depuis des années par de puissantes hallucinations sophistiquées. Elle s’est réfugiée volontairement dans une institution psychiatrique. Stella Maris. Elle n’attend rien des thérapeutes. Ni être comprise, encore moins être soignée. Peut-être une pause, un peu de chaleur humaine. Solitaire, survivant dans sa voiture ou des motels minables, elle n’a pas trouvé meilleur endroit où aller. Elle a abandonné les mathématiques, comme Bertrand Russell, comme Alexandre Grothendieck, comme d’autres grands mathématiciens avant et après eux. Qu’importent les solutions, les mathématiques butent toujours sur le problème de l’au-delà des mathématiques. Alicia est surtout éperdument – jusqu’à se perdre, jusqu’à sa perte -, éprise – enflammée, brûlée vive -, de son frère Bobby douze ans plus âgé qu’elle. Pour Alicia, l’inceste ne compte pas. Alicia s’en fout de l’inceste. Pas Bobby qui est dévoré par la même passion, mais la fuit, pour errer sans autre but que l’errance, poursuivi sans trêve par d’étranges individus. Entre le frère et la sœur, la blessure reste ouverte. Peut-être l’amour incestueux est-il la plus violente et la plus douloureuse de toutes les formes d’amour ? Peut-être Bobby se pose-t-il comme Cormac la question de l’au-delà de la littérature ? La seule véritable rivale des mathématiques pour rendre compte des insondables de l’univers. Les nombres, les équations et leurs disciples restent de redoutables adversaires pour les lettres. L’issue est incertaine.

Alicia s’est pendue dans la forêt par une nuit d’hiver.

Le passager et Stella Maris sont des romans sombres, mais ils sont étrangement lumineux, apaisés, voire sereins. On y trouve quelques réflexions corrosives, mais beaucoup de sagesse, de tendresse et d’ironie douce. La violence qui hante les autres romans de McCarthy est absente. Le Passager et Stella Maris sont illuminés par le seul personnage féminin d’importance dans toute l’œuvre de Cormac McCarthy. Alicia. Cela valait la peine d’attendre.

En refermant Le passager, mais surtout Stella Maris et ses 250 pages addictives de dialogues ciselés, ininterrompus entre Alicia et le Dr Cohen, j’entame le deuil d’Alicia. Impossible de reprendre un livre. Impossible d’entrer dans une nouvelle histoire, impossible de m’intéresser à d’autres personnages. Impossible de suivre une autre écriture.

Pour un bon moment.

Une nuit particulière.

Temps de lecture : 2 minutes

Roman de Grégoire Delacourt.

Peut-être qu’avec ce livre, Grégoire Delacourt sera enfin et sans ambiguïté arraché au sous-genre des tartufferies romanesques formatées « feelgood » dans lequel certains essaient encore de l’enfoncer.

La nuit particulière est un beau roman nocturne, car il faut beaucoup d’obscurité pour que brillent les étoiles. Elles sont deux à se partager le livre, Aurore et Simeone. Mais ce sont deux astres absents qui les embrasent et les consument : Olivier et Marie.

Grégoire Delacourt fait dire à Aurore : «  Je me demande si on aime l’autre ou ce qu’il remplit de vide en nous. »

Un écho à la formule : « L’homme se compose de ce qu’il a et de ce qui lui manque » (Ortega y Gasset). Et c’est toujours ce qui nous manque qui importe le plus. Aurore et Simeone sont en grand manque. « Je suis encastrée en lui. » dit Aurore à propos d’Olivier. Sauf qu’une encastrée peut être désencastrée. De force. Et ça fait mal.

Lao Tseu enseigne : « Celui qui a inventé le bateau a aussi inventé le naufrage. »

En amour – pour connaître l’amour – il faut s’aventurer en haute mer et défier le naufrage. Sinon ce n’est que du cabotage. Badinage, chansonnettes : « Poussez, poussez l’escarpolette« , « Que je t’aime, que je t’aime ». Coquillages et crustacés, idylles, et vino spumante. Parfois des averses. Parfois un orage. Souvent quelques larmes. L’amour, le vrai, le grand, appelle le tragique.

La nuit particulière pourrait être sombre, pesante et sinistre. C’est une belle nuit. Une nuit étoilée. La beauté des tragédies est précisément qu’elles échappent au ridicule du dramatique. Grégoire Delacourt a écrit un brasero intense, sobre, aérien, porté par le souffle, avec l’espace pour des étincelles et quelques apnées. Du Schubert, vous dis-je.

Cela se passe en l’espace d’une nuit à Paris. Paris, ville lumière, longues marches, hôtel chic place Dauphine, bar cossu place des Vosges… Mais cela aurait pu être Clermont-Ferrand ou Roubaix. Moi, je me suis fait le film version Desplechin.