Ce matin-là, à neuf heures, j’étais adossé à l’ombre de l’un des douze palmiers exilés sur la plage Borely, à la hauteur des Sept Portes de Jérusalem. Devant moi, la petite plage artificielle, courte étendue de fins graviers et de plus gros galets, commençait à disparaître sous les serviettes, les chaises pliantes, les corps caramel évanouis, quasi nus, offerts au soleil, les corps tanqués assis en grappe bavarde, les corps hésitants cherchant où se poser, les corps déjà abrutis de chaleur, se frayant un chemin au ralenti vers la flotte avant de revenir à peine rafraîchis. Corps de femmes, corps d’hommes, corps usés, fatigués, corps lourds, corps pudiques et corps exhibés, mais aussi, çà et là, des corps plus juvéniles, des corps insoucieux, sonores, s’ébattant dans un mètre d’eau, des corps enfantins, barbotant et gazouillant, équipés de disgracieux brassards gonflables jaunes. Beaucoup de corps sous le soleil ardant. Un haut-parleur rappelle que sont interdits : les animaux, le tabac, la chicha, l’alcool, les drogues de toute nature, les jeux de ballonn etc. La température de l’eau est de 25°, celle de l’air 27°.
Se dirigeant vers un espace réservé au stationnement des vélos, un triporteur électrique est apparu. À l’avant dans la caisse, j’ai distingué deux têtes de petites filles. Un homme jeune pédalait, que d’abord je ne vis que de dos. Le vélo-cargo disparut, masqué par les trois derniers palmiers de la file. Quelques minutes plus tard l’homme réapparut, escorté des deux fillettes, il portait au bras droit un troisième enfant en bas âge – un garçon ? – , au bras gauche un volumineux sac de plage et sur le dos un second sac bien rempli. Les joyeuses petites filles se déplaçaient en sautillant, comme c’est l’usage à cet âge. L’homme était grand et svelte, son visage me fit penser qu’il y avait en lui un héritage du sud-est asiatique. Le Vietnam ? Je lui donnais entre trente-cinq et quarante ans. En quelques instants un « campement » familial fut adroitement installé à deux pas de moi. Deux grandes serviettes furent déployées, quelques jouets sortirent du sac de plage, les petites filles se déchaussèrent, enlevèrent leur robe, apparurent dans de jolis maillots de bain, tandis que le père déshabillait le bébé, l’enduisait de crème, tendait le tube à l’aînée, puis des petites bouteilles d’eau. Tout cela dans le plus grand calme. Les petites, dont je compris que la plus grande, âgée de six ans, s’appelait Sélène et la cadette Linh, communiquaient tout comme leur père, sans jamais élever la voix. Elles reçurent la permission d’aller se baigner, à condition d’avoir toujours pied. L’eau était à quelques mètres à peine des serviettes et déjà largement occupée par une foule de barboteurs du premier au troisième âge. Le père les rejoignit portant le bébé coiffé d’un bob blanc. Il s’assit et joua avec le petit dans l’eau. La joie du bambin était visible, mais il ne poussa aucun cri. Les filles commencèrent alors à ramener sur leur serviette bleue – à défaut de coquillages – une sélection des plus beaux petits galets qu’elles trouvaient au fond de l’eau, des trésors luisants qui perdaient tout attrait une fois sec. Mais peu leur importait. Le plaisir était dans la quête.
J’avais l’impression de percevoir à travers la brume de chaleur une bulle de fraîcheur, de grâce et de sérénité, une oasis au milieu de l’ordinaire foisonnant d’une plage marseillaise populeuse où la promiscuité ne poussait pas aux rêveries poétiques. J’étais rempli de gratitude pour le spectacle auquel j’assistais, rempli d’admiration pour ce père apaisé, élégant, souriant, efficace en toutes choses. Avec ses trois enfants, tout semblait facile, naturel, léger, plaisant et surtout amusant. Alors que moi, ce matin là, assis seul au pied de mon palmier, à travers mes lunettes de soleil, assomé d’informations inutiles, je ne parvenais pas à m’extraire du chaos du monde, sombre, compliqué, pesant, inquiétant.
Le père zen de la plage.
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