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Brèves de plume
UNE JOURNÉE COMME UNE AUTRE
La mer entra encore une fois dans sa chambre sans frapper. Heureusement, cette fois, il dormait dans le tiroir du haut. À la faible lumière de son étoile qui filait en zigzag aux quatre coins du plafond, il eut le plus grand mal à la faire sortir. Il dut même chasser à coups de balai toute une bande de jeunes thons mal élevés qui ricanaient sous son lit. Il fallait absolument qu’il fasse quelque chose avec ces histoires de marées qui devenaient de plus en plus pénibles. Après une toilette rapide, un ménage sommaire et un petit-déjeuner léger, il dut sortir par la fenêtre. Un arbre avait poussé pendant la nuit juste devant la porte. Une sorte de grand machin hirsute qui se croyait plus malin que les autres. Il ramassa un caillou, mais avant même qu’il le lance, l’autre détala aussitôt en remuant les branches comme s’il avait le feu au tronc. Toute la forêt était secouée de rire, plusieurs oiseaux tombèrent du nid. L’horizon toujours raisonnable était à sa place, vaguement caché derrière les collines endormies l’une contre l’autre, en chien de fusil.
Au-dessus de lui, deux nuages chinois jouaient à faire les huit positions du dragon. Un vieux corbeau surveillait le fil du télégraphe. Le soleil indiquait sept heures et quart (en fait, il retardait d’au moins 5 minutes).
– Bon, quand il faut y aller, il faut y aller, s’écria-t-il.
Il prit la première tangente puis la balle au bond de sept heures vingt et hop, il disparut.
(2005)
LE CHIEN DES AUTRES
Chien moyen, modèle standard. Bon état général. Ni jeune ni vieux. Poil ni court ni long, Ni dur ni mou. Jaune sale. Queue banale. Oreilles passives. Grosse truffe humide. Plus balourd que turbulent. Plus lent que vif. Rarement fringuant. Se couche en rond. Recommence le rond dans l’autre sens. Renifle. Soupire. Gémit. Agite brièvement la queue. Gronde sans conviction. Couine. Bave. Lève la patte gauche. Urine. Jappe. Court parfois. Saute rarement. Aboie, à contrecœur. Surtout quand il a peur.
– Attaque ! Tu parles d’un klebs ! Il n’a jamais mordu personne, ce con. Reviens !
Le chien fout le camp.
– Va chercher !
– Cause toujours a l’air de dire le chien qui creuse dans une platebande.
– Rapporte !
Rapporte ? Le chien assis immobile, regarde en l’air. S’en fout de la balle. S’en fout du bâton. Urine. N’aime pas les enfants. N’aime pas la voiture. N’aime pas l’eau. Aime les croquettes. S’écroule d’un coup en vrac pour se lécher la bite. Pense à on ne sait quoi et brusquement bande rose. Se frotte au premier pantalon qui passe. Se fait engueuler. Le chien baille. Tourne le dos et va. Va et revient. Re-urine. Re-va encore puis re-revient. Recommence. Et encore re-re-va là-bas. Re-re-re-urine. Et ainsi de suite. Le cycle canin. Les déjections canines. La vessie du chien. Le bon chien bovin, tranquille-tranquille qui grimpe sur le canapé. Ce n’est même pas interdit ou alors on ferme les yeux. Là, une lueur passe dans son œil. Il va se passer quelque chose. Une seule chose. On va lui donner des croquettes. Il a besoin de croquettes régulièrement. Le plus souvent possible. Un chien en bonne santé a toujours l’estomac plein. Le chien est fatigué. Il baisse la queue. Il pose sa grosse tête par terre. Le chien attend à l’emplacement de la gamelle. Toute une vie de croquettes. Pour une vie moyenne de chien moyen, comptez une tonne de croquettes. Le chien a vieilli. Le chien est devenu trop gros et il sent mauvais. Ne vaque guère. Du coussin à la gamelle, De la gamelle au poteau sur lequel il pisse, Retour au coussin. Se gratte à peine. Ne remue plus la queue. Ne rêve plus que de bouffe. Ronfle. Pète plus qu’avant. Très décevant leur chien.
(2021)
EN SILENCE SUR MA CASSEROLE.
Et je frappe en silence sur ma casserole
Parce que le Soudan
Et je frappe sur ma casserole
Parce que Haïti
Et je frappe sur ma casserole
Parce que les femmes d’Iran
Et d’Afghanistan
Et les Yézidis
Et la République du Congo
Et le Burkina Faso
Et la Syrie
Et la Libye
Et d’autres encore
Dans des ateliers au Bangladesh
Et toutes celles et ceux que je ne veux pas oublier
Mais tout de même, il y en a tant, ils m’échappent
J’en oublie toujours
Alors je frappe pour les oubliés
Et les réfugiés
De partout les réfugiés
Peuple des sauve-qui-peut pour vivre
Ou tant pis, autant mourir
En mer, sur terre, à vous de voir
De toute façon, ce sera dans un désert peuplé de sourds
Mais ne pas attendre
Que ça se tasse
Que ça passe
Je frappe sur ma casserole
Parce que la Russie se croit toujours impériale et sainte
Je frappe sur ma casserole
Parce que l’Amérique se prend encore pour la patrie de Dieu et du bien
An offer you can’t refuse !
Ouvrez les yeux, peuples de crédules !
Je frappe sur ma casserole
Parce qu’en Israël
Des fous intégristes corrompus rivalisent d’obscurantisme avec les salafistes envoûtés.
Je frappe sur ma casserole
Parce que la Chine orgueilleuse
Se prend pour l’immuable Empire céleste
Je frappe sur ma casserole
Parce que les illusions maléfiques prolifèrent
Partout les vessies éteignent les lanternes
Et je frappe sur ma casserole
Parce que
Pendant que je frappe
Les usines d’armement
Tournent à plein régime, nuit et jour
Canons, fusils, chars, avions
Missiles, grenades, mitraillettes, roquettes
Mines, drones
Munitions, calibre 11,43, calibre 9
Calibre 7,62, calibre 5,56
Les caisses forment des montagnes
Les montagnes remplissent des camions, des trains
Des navires bourrés jusqu’à la gueule
Des avalanches de dollars
Chaque balle fabriquée
Tôt ou tard
Ou plus tard encore
Sera tirée
Qu’importe quand, qu’importe où
Elle trouvera son destinataire
Un soldat, cette jeune femme
Un épicier, un dealer ou ce petit garçon
Qui revenant de l’école
À tort passait par là
Je frappe sur ma casserole
Parce que l’eau manque
Les larmes aussi
Je cogne la nuit sur mon clavier
Et ce ne sont que des lettres mortes
Qui sortent
À peine écrits, mes mots se dessèchent
Mes phrases tombent en cendres
Sans faire de bruit.
(2023)
AU FUGITIF DU 15 MARS
Dispersion. Interruption des délices.
Un grand oiseau noir s’est pris dans les hélices
L’ascenseur est hors service. Condamné.
Faudra emprunter les escaliers.
Faut que je me souvienne de l’hirondelle
J’efface le reste, je ne garde qu’elle,
Je lâche la rampe, je lance mes clés,
Je la déshabille en idée.
Voiture quatre, je tire des bords vers le bar,
Station assise pénible, je cherche le comptoir.
Le signal m’alarme : danger révolution.
Arrêt final, pas de négociations.
Faut que je me souvienne de l’hirondelle
J’efface le reste, je ne garde qu’elle,
Je lâche la rampe, je lance mes clés,
Je la déshabille en idée.
Un jour j’arrive, un jour je prends le large.
Un jour je m’éponge, un jour j’enfile les nuages,
Je brûle les gares, je tremble sous les ovations.
Je rentre au dépôt, terminus, fin d’section.
Faut que je me souvienne de l’hirondelle
J’efface le reste, je ne garde qu’elle,
Je lâche la rampe, je lance mes clés,
Je la déshabille en idée.
J’entends le brame des biches, elles broient du noir ce soir
Sous la lune, les vieux loups hurlent leur désespoir.
Au dernier étage d’une maison bourgeoise
Une vieille chinoise remet Gaby sur le gaz.
(2022)
MANDAGOUT
Je suis allongé torse nu sur le muret de pierres qui borde la terrasse. Je ferme les yeux et je me concentre sur la musique du lieu. J’oublie le grain du ciment sous mes omoplates. J’oublie les parfums. J’écoute. Chaque lieu possède une signature sonore vivante, complexe, changeante et unique. Ici on entend le ressac de la mer, des mouettes et des chevaux; là-bas grésille une ligne haute tension et passe parfois un train; ailleurs un étang, des roseaux, des moustiques et des grenouilles; plus loin des cigales et des glaçons dans des verres.
Moi les yeux fermés, j’écoute Mandagout.
Au plus près, le souffle tiède du vent capricieux qui joue avec mes oreilles. Il chuchote de sourdes incantations chamaniques, se tait, disparaît, revient avec des susurrements de jeune fille qui chatouillent les tympans. Le vol intermittent d’une mouche hésitante qui se pose sur mon nez, mon front, mon bras gauche, ma poitrine, ma lèvre inférieure. Au sol, une feuille morte glisse par soubresauts. Je la devine qui s’élève et retombe, frottant et déplaçant de minuscules gravillons qui roulent sur le sol.
Un peu plus loin, au-dessus de moi, derrière ma tête, le feuillage touffu, mais léger, d’un arbre non identifié, bruisse.
Différents oiseaux. Les premiers, je les imagine petits comme des étourneaux. Ils sont nombreux et s’interpellent de branche à branche sur le même arbre. Combien sont-ils ? Difficile à dire. Quatre, cinq, six ? Leur pépiement est très aigu. Ils sont volubiles et très excités, leur ramage est mécanique, peu harmonieux. Dans d’autres arbres plus éloignés, d’autres oiseaux. Plus gros ? Moins nombreux, trois peut-être. Ceux-là produisent des sifflements modulés, leurs trilles se répondent au lieu de se recouvrir, le babil n’est pas très mélodieux, mais cela ressemble davantage à un chant.
Un gros insecte a chassé la mouche. Il volette lourdement autour de ma tête. Très près de mon visage. J’imagine les battements puissants de ses ailes, son corps velu, ses déplacements saccadés, indécis; filmés au ralenti puis en accéléré. Parfois il semble en vol stationnaire. Qu’observe-t-il ? Il m’inquiète un peu, je me force à ne pas ouvrir les yeux. Enfin il s’éloigne et disparaît.
À ma droite, le vent qui a forci, agite des branches souples. Le bruissement est soyeux, le feuillage est jeune, lisse et élastique, les feuilles sont tendres, forcément fraîches, vertes, satinées.
À droite toujours, à une centaine de mètres, un chien se met à aboyer gravement, longuement mais sans colère. Quelque part, beaucoup plus loin à gauche, un collègue lui répond avec véhémence.
Je distingue à présent à travers le rideau d’arbres, la plainte lointaine du moteur qui a dû les alarmer. Déplaisant. Un vélomoteur est lancé à fond dans une descente. Le 49,9 cm3 est poussé en surrégime, le hurlement des petits pistons est strident. Je visualise la portion de route sinueuse à flanc de colline et la jubilation du pilote qui pousse sa machine à fond. Le rugissement de la pétrolette croît et décroît selon les lacets de la route qui le rapproche ou l’éloigne. Enfin tumulte décroît puis cesse.
Des cancanements en série se font alors entendre. D’abord, je crois que ce sont des sarcelles qui nasillent, mais après un moment, je ne reconnais plus leur cri. Le craillement de corneilles peut-être ? Non, ce sont forcément des canards. Ils sont au sol, dans le pré qui borde le ruisseau en contrebas, derrière une haie de cyprès. Un couple ? Des mâles se disputant une femelle ? En tout cas, ils sont au moins deux. Le vent faiblit, va-t-il s’éloigner de la vallée ? Pas du tout, il tourne sur lui-même, revient par à-coups. Il déforme tous mes sons comme un miroir de foire. Je perds mes repères, le proche et le lointain, tout devient brouillé, je ne reconnais plus rien. Je respire profondément et je recommence à fixer mon attention. Dans la maison, derrière moi, vers la gauche, une porte claque sèchement. Contre le mur de la maison, quelque chose de bancal, de mal fixé ou de branlant, grince et cogne régulièrement contre un mur puis s’interrompt. Un des volets certainement, mais lequel ? Au premier étage ?
Très loin, un grondement. Un orage est improbable. Ma dernière vision du ciel d’après-midi, était un azur parsemé de quelques rares moutons blancs peu inquiétants. Le ronflement devient plus distinct. C’est le vrombissement sourd d’un avion à hélices. Un gros avion. Un bimoteur ? Un quadrimoteur ? Il vole lentement, à basse altitude. On dirait un tracteur céleste. Ce n’est pas encore la saison des incendies, ce n’est donc pas un bombardier d’eau. Il reste au-dessus de moi un long moment. On dirait qu’il décrit un large cercle à l’aplomb de la vallée. Il ne s’éloigne pas, il observe. Le silence me frappe. Il a disparu. Sans un bruit. Il était là, énorme, s’imposant par-dessus les babils, les frémissements, les murmures et les friselis et puis plus rien. Premier à se réveiller, le volet (?) reprend son claquement agaçant.
Vers la gauche, un choc flou. Quelque chose de lourd est tombé dans l’herbe ou sur de la terre meuble. J’imagine que l’avion a largué une vache en parachute qui vient d’atterrir dans un pré. Je souris de l’absurdité de la chose. Une bille de bois ? La mouche est de retour. Une détonation lointaine. Un faible écho est renvoyé par les collines. Dispersion, cris et battements d’ailes dans l’arbre au-dessus de moi. Disparition des animaux.
La valse des feuilles s’est accélérée, on dirait maintenant le flot mousseux d’un torrent sur des pierres.
Sur le chemin, des enfants sont apparus et ils parlent fort. Crient presque, comme pour se rassurer dans une forêt profonde. Un garçon et une fille, ou deux garçons dont un plus petit ? Je ne comprends rien, les petites voix excitées portent loin. La plus aiguë interrompt l’autre à tous bouts de champ. Une minute plus tard des voix d’adultes interviennent. Deux hommes, ils interpellent les enfants avec calme et autorité, ce qu’ils disent m’est inintelligible.
Quelqu’un a donné un coup de pied dans un caillou qui vole et en heurte d’autres en retombant. Les oiseaux s’en moquent. Les enfants se mettent à courir, donc à crier, sur le chemin en pente. Ils modulent de longues onomatopées, syncopées par leur course essoufflée et les bosses du terrain. Haaa, houaaaiii, haaaaoo, hoooaa, houïïï. J’ai gagné ! Moi aussi je me suis écorché les genoux en courant comme ça.
Dans leur monde, ils passent sûrement sans me voir et s’éloignent en contrebas du muret.
Des nuages interrompent la caresse chaude du soleil, leur ombre passe sur mes paupières. Je sens la température de l’air qui baisse, pourtant je m’assoupis.
Je suis réveillé par des cloches. J’ai failli ouvrir les yeux. J’ai juste eu le temps de sentir à travers les paupières que la pénombre était tombée. Le chien s’en va, le loup arrive. Ce sont des petites cloches, comme on en met aux chèvres. Une clochette et puis d’autres. La première est cristalline et sonne à chaque mouvement de la bête broutante. La seconde émet un son terne, une note désaccordée, un choc sur quelque chose de fêlé ou ébréché. En fait, il y en a beaucoup d’autres plus distantes qui répondent et se mêlent aux premières dans un babillage continu. Les chèvres (ou bien seraient-ce des brebis ?) restent muettes, pas un bêlement. Pas un aboiement de chien. Pas une parole humaine à leur intention. Les cloches s’éloignent peu à peu en procession, comme un petit gamelan.
J’ai froid. Je résiste à la tentation de rentrer. J’attends de percevoir l’ultime, infime tintement de la dernière clochette avant d’ouvrir les yeux sur la nuit. Je voudrais entendre le soupir du soleil caché derrière les collines et le crépitement joyeux de la mise à feu des étoiles.
(2004)
LES FILLES DE LA PLAGE
Une liane blonde tubulaire, grand sac de marque, immenses solaires, sandales dorées, zigzague, cherche un emplacement favorable à équidistance des autres antilopes des sables ; au téléphone, en corsaire corail, une enfoulardée light, volubile et véhémente, accent trop puissant, tourne en cercles énervés autour de son sac de plage. Il est pas là ce djobi, ch’ te dis. Ça fait trois fois que je fais la plage. C’t’enculé il avait promis qu’il serait là, etc. Naan, sur messagerie, etc. ; au bord de l’eau, une mère-vigile sous parasol (Attention au vent, Madame !) avec beaucoup de matériel autour dont un crocodile dégonflé, rappelle en permanence à la prudence deux jeunes enfants indifférents, qui s’éclaboussent, qui pataugent et qui barbotent jusqu’aux genoux ; ici, trois, et bientôt quatre, puis cinq, copines agitées, vaporisent des phéromones alentour ; leurs éclats de rires à répétition explosent en rafales de fusées sonores ; à plat ventre, une bronzeuse méticuleuse, soutien-gorge dégrafé, tente d’effacer la marque trop chiante des bretelles ; plus inquiètes, quelques peaux pâles et encrêmées, des étrangères enduites et des nivéennes Nordiques luisantes, elles se retournent toutes les dix minutes, mais quand même, on les devine un peu inquiètes ; se balançant d’avant en arrière, une petite brune quatre boules tout chocolat, en extrême short blanc et top tube stretch, déclame à voix basse mais en anglais le vocero torride (serait-ce Rihanna ?) que lui diffuse un volumineux casque rouge ; une nageuse mature ruisselante remonte sur le gravier, long nez, long torse, longues jambes, peau tannée, cheveux aluminium, coupés au bol ; elle reste debout, elle scrute les vagues comme à la tombée du jour les femmes de marins ; sur le dos, un bras replié sous la tête, l’autre main posée sur le nombril, lunettes-américaines-de-pilote-monture-or, avantages saillants, maillot minimaliste tricoté d’or, baignant dans des vapeurs de monoï Hawaïan Tropic, une femme crocodile pour Tomi Ungerer ; des pieds aux ongles vernis, alternés vert et jaune, petite chaîne d’or à la cheville droite, un corps d’otarie sur un drap de bain Ordem e progresso, un petit visage noyé dans une profusion crêpée tropicale, un sourire qui ne demande qu’à jaillir et les écouteurs, toujours les écouteurs. Brésilienne ? Wesh-wesh, méfi ! : là, ce sont deux copines de passage à Marseille qui se rapprochent, s’enlacent, se figent dos à la mer, se selfiesent à répétition et s’exportent encore toutes chaudes sur des réseaux sociaux ; plus loin, une coranique légale, posture petite sirène de Copenhague, ample simarre brun austère et visage cerné de noir, yeux de dattes, des chevilles fines sanglées dans de légères spartiates de cuir émergent quand même de sous le lourd caftan ; et puis, il y a le salon de vermeil, les assises et les voûtées, celles qui conversent dans un regroupement de chaises pliantes légères, quelques cannes à leurs pieds, elles affichent des colorations ambitieuses, oiseaux des plages : gris-bleu métallisé, orange mécanique, pourpre cardinalice, byzantium 100% ultra-color ; des passages réguliers de postadolescentes haletantes, saines et sportives, chaussures fitness technologiques pour le running, parfois accompagnées d’un vélo, avec sac à dos aux multiples poches et nombreuses sangles, toujours un bandeau dans les cheveux ou une visière au-dessus des yeux, toujours quelques gouttes de transpiration sur la lèvre supérieure et au creux du cou, toujours une ou plusieurs bouteilles d’eau, parfois un énorme téléphone est fixé sur le bras, un mince fil noir le relie aux oreilles ; à intervalle régulier, des plagistes nourricières, véritables stations-service, distributrices de boissons fruitées, de boîtes Tupperware contenant du riz au thon avec œufs durs, de cuillères en plastique, de paquets de biscuits, de brugnons, de prunes et de serviettes en papier se laissent encercler par des enfants affamés qui surgissent de nulle part et reconnaissent la leur ; à l’écart, dans un enclos surveillé et réservé, quelques loueuses de matelas et parasols à la journée, alignées et surélevées sur de lourdes chaises longues en plastique blanc, elles feuillettent des magazines, tapotent sur des tablettes, téléphonent, prétendent se détendre, commandent des boissons qui tardent à arriver et quand elles arrivent, elles ne sont plus assez fraîches.
(2014)